Après six mois de crise et de manifestations, le pouvoir et l’opposition ont accepté de négocier. Les discussions ont enfin débuté cette semaine, mais sont truffées de pièges.C’est une phase que les Togolais connaissent bien : cette semaine s’est ouvert un énième «dialogue» (les journalistes togolais en comptent 28 depuis l’instauration du multipartisme en 1991) entre le pouvoir et les partis d’opposition. La négociation est censée sortir le pays de l’impasse politique dans laquelle le Togo est plongé depuis le lancement d’un vaste mouvement de protestation, le 19 août 2017, qui a fait descendre, au pic des manifestations cet automne, environ 100 000 personnes dans les rues de Lomé pour exiger le départ du président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005. Cette année-là, il succédait à son père qui avait lui-même dirigé le pays pendant trente-huit ans.
Six mois jour pour jour après le début de la crise, lundi, sept membres du parti présidentiel (Union pour la République, Unir) se sont assis pour la première fois autour de la même table que sept représentants de la coalition des 14 formations menées par l’opposant historique Jean-Pierre Fabre, 65 ans. La rencontre s’est déroulée à huis clos, sous l’œil du médiateur, le président ghanéen Nana Akufo-Addo. Le gouvernement avait réclamé au préalable – et obtenu – la suspension des marches de contestation. La coalition, de son côté, demandait la libération des détenus arrêtés au cours des manifestations. Quelque 45 prisonniers (sur 92) ont été relâchés lundi. Les «mesures d’apaisement», comme on les désigne au Togo, sont donc bien enclenchées et, jusqu’à présent, les deux camps s’en félicitent officiellement. Les discussions doivent reprendre vendredi.
«Pris entre deux feux»
Pourtant, en coulisse, le scepticisme règne. D’abord car un fantôme plane sur ce dialogue, celui de Tikpi Atchadam, l’homme par qui la révolte est arrivée. Originaire du nord du pays (comme la famille Gnassingbé), cet ancien fonctionnaire fondateur du Parti national panafricain (PNP), quasi inconnu jusqu’à cet été, a réveillé par ses discours radicaux l’opposition togolaise assoupie. Craignant pour sa sécurité, il n’apparaît plus en public depuis plusieurs mois. Selon la Lettre du Continent de mercredi, Atchadam s’est réfugié à Accra, au Ghana.
«Il est pris entre deux feux. Pour le pouvoir, qu’un homme du Nord se rebelle, c’est inacceptable, c’est de la haute trahison, explique Comi Toulabor, directeur de recherche aux Laboratoire des Afriques dans le monde, à Sciences-Po Bordeaux. De par son origine, il est également méprisé par l’opposition “traditionnelle” du Sud, pour qui, avec ses scarifications traditionnelles, il est l’image même de la sauvagerie !» Un représentant du PNP siège bien à sa place à la table du dialogue, mais il est difficile d’imaginer une sortie de crise sans l’aval de Tikpi Atchadam lui-même.
Sur le fond, ensuite, les termes de la négociation laissent peu de marge pour la discussion. Aiguillonnée par le PNP et le mouvement Togo Debout, plateforme qui regroupe des dizaines d’organisation de la société civile, la coalition d’opposition s’est accordée sur trois revendications maximalistes : le départ de Faure Gnassingbé, le retour à la Constitution de 1992 et le droit de vote de la diaspora. «La Constitution de 1992 est la clé de voûte de l’histoire politique du Togo, explique Antoine Bawa, ancien cadre de l’Organisation internationale de la francophonie, proche de Togo Debout. C’est une fierté, la seule chose positive obtenue par le peuple au cours de ces cinquante dernières années. Son rétablissement est une demande emblématique.» Le texte, modifié en 2002, prévoyait de limiter à deux le nombre de mandats présidentiels. Il impliquerait donc un départ immédiat du chef de l’Etat, élu pour la troisième fois en 2015.
Période de transition
Ce scénario n’a, selon toute vraisemblance, aucune chance d’être accepté par Faure Gnassingbé. Mais acceptera-t-il au moins de passer la main en 2020, lors du prochain scrutin ? Et si oui, comment organiser cette transition ? «C’est là que pourrait s’enliser le dialogue, note Comi Toulabor. Nommer un gouvernement d’unité nationale, construire une instance électorale véritablement indépendante, organiser un scrutin juste et transparent… sur ces points-là, non seulement le pouvoir est passé maître dans l’art de la ruse, mais l’opposition pourrait aussi se déchirer entre radicaux et modérés.»
Enfin, la question du suivi de l’accord – si accord il y a – sera un dernier écueil. «Par le passé, le pouvoir s’est débrouillé pour ne jamais appliquer les textes qu’il avait signés, pointe Antoine Bawa. La médiation ghanéenne est respectée par les deux parties, mais aura-t-elle les moyens de faire respecter l’accord ?» Reste la solution de l’armée togolaise comme garante du processus de transition. Elle ne participe pas, à ce stade, au dialogue. «C’est un acteur incontournable au Togo, mais malheureusement discréditée par sa brutalité et sa loyauté sans faille aux Gnassingbé», juge Comi Toulabor. L’optimisme de façade affiché par les deux camps pour l’ouverture du dialogue menace de s’écailler rapidement.
Célian Macé (Source Libération)